Un chercheur, un concept #1 - Le "filtre affectif" et l'acquisition de langues étrangères

Stephen Krashen, docteur en Linguistique depuis 1972, est l'auteur de plus de 525 publications. Dans le domaine de l'acquisition d'une langue étrangère, il a proposé plusieurs hypothèses dans le but d'innover dans la didactique des langues étrangères.

Aujourd'hui, nous nous concentrerons sur le filtre affectif (affective filter) qui met l'accent sur les émotions et la personnalité de l'apprenant d'une langue étrangère. Krashen postule que plusieurs variables de nature affective telles que la motivation, l'estime de soi, l'anxiété et la personnalité en général facilitent ou encombrent le processus d'acquisition. Dans la présente synthèse, nous présenterons son hypothèse et les conclusions d'autres chercheurs sur ce sujet tout en les reliant à la pratique didactique.

Disposition à recevoir de nouvelles informations

Pour Krashen, le développement et l'acquisition de nouvelles compétences dans une nouvelle langue dépendent fondamentalement des informations que l'apprenant comprend. C'est-à-dire, en tant de récepteur des informations orales et écrites, l'élève améliore progressivement ses connaissances sur les schémas régissant la langue (Bailey et Fahad, 2021). Dans son ouvrage Second Language Acquisition (publié en 1981), Krashen émet l'hypothèse que le bon apprenant d'une langue est celui capable d'obtenir des informations suffisantes dans la langue à apprendre. Toutefois, un élève pourrait avoir une disposition plus ou moins favorable à la réception des informations qui lui sont présentées par rapport à ses camarades. Cette disposition se dénomme facteurs d'attitude (attitudinal factors) qui dépendent de la motivation de l'apprenant. Il ne s'agit donc pas seulement de comprendre le message que l'on lui présente en langue étrangère, mais aussi qu'il soit prêt à le recevoir au niveau émotionnel. Dans Principles and Practice in Second Language Acquisition (publié en 1982), Krashen théorise que plusieurs variables d'ordre affectif sont en corrélation avec l'acquisition effective d'une langue étrangère. Nous nous concentrerons sur trois d'entre elles :

1) La motivation : les apprenants qui ont un niveau élevé de motivation ont tendance à mieux apprendre une langue étrangère.

2) L'estime de soi : les apprenants qui sont sûrs et qui ont une bonne image d'eux-mêmes réussissent mieux dans l'apprentissage d'une langue étrangère.

3) L'anxiété : un niveau bas d'anxiété au niveau personnel et dans la salle de classe de langues favorise l'acquisition d'une langue étrangère.

Les apprenants dont l'attitude n'est pas optimale pour l'apprentissage d'une langue étrangère n'auront pas seulement moins de curiosité par rapport aux messages qui leur sont communiqués, mais également un filtre fort (ou épais) face à eux. Même s'ils comprennent le message que l'on leur relaie, le filtre empêchera les informations d'arriver au module d'acquisition de langue (language acquisition device) et leurs compétences ne se verront donc pas renforcées. Comme nous le verrons dans le graphique ci-dessous, Krashen postule que le filtre ne fait pas partie du module d'acquisition de langue (Krashen, 1982).

Source : https://journals.openedition.org/apliut/docannexe/image/4385/img-2.png (Krashen, 1982)

Les apprenants ayant des filtres forts acquièrent moins d'informations orales et écrites, peu importe dans quelle mesure l'exercice est censé être significatif et communicatif ou que les informations soient riches ; pour cette raison, nos pratiques didactiques doivent chercher à réduire ce filtre. Mais comment faire ?

Nous proposons d'approfondir par rapport à ces trois composantes du filtre affectif. « Motiver», au niveau psychopédagogique, se définit comme « susciter un besoin d'apprendre ». Krashen distingue deux types de motivation : la motivation intégrative (integrative motivation) et la motivation instrumentale (instrumental motivation). La première est définie comme le souhait de ressembler à ceux qui parlent la langue que l'on apprend (Krashen, 1981). Un élève qui se trouve donc face à des élèves du même âge parlant la langue qu'il étudie dans le cadre d'un échange virtuel de type eTwinning, ou lors d'un échange en présentiel, sera plus motivé à faire leur connaissance et à s'intégrer avec eux. Son confort sera davantage renforcé si les camarades étrangers sont aussi dans une situation dans laquelle ils sont amenés à communiquer dans une langue étrangère. Nous pouvons donc imaginer des échanges dans lesquels aussi bien nos élèves que les élèves étrangers (avec un niveau similaire de maîtrise) communiquent dans la même langue étrangère (par exemple un échange entre la France et l'Espagne dans lequel la lingua franca est l'anglais). Dans ce contexte, les élèves seront plus réceptifs aux messages qui leur sont communiqués et s'impliqueront dans un « apprentissage réceptif » au lieu d'un « apprentissage défensif ». Ils auront ainsi plus de possibilités d'améliorer leurs compétences langagières.

De son côté, la « motivation instrumentale» est le souhait de maîtriser une langue pour des raisons pratiques. Cette sorte de motivation prédit un filtre affectif plus fort que la motivation intégrative car les efforts d'apprendre la langue risquent de cesser dès que l'apprenant connaît suffisamment bien la langue pour arriver à ses fins (Krashen, 1981). Nous pouvons imaginer un élève qui cherche à avoir une bonne note au baccalauréat ou à réussir à un concours d'entrée. En tant qu'enseignant(e)s, notre but est de promouvoir la praticité de la langue enseignée sur le long terme, par exemple, en la reliant à l'accès à des contenus culturellement attractifs pour les élèves, à un séjour à l'étranger ou à de meilleurs débouchés de travail. Pour ce dernier aspect motivateur, les stages dans les entreprises fréquentées par des étrangers ou avec une projection internationale peuvent motiver l'élève à avoir une attitude plus réceptive aux informations reçues dans la langue-cible.

L'estime de soi, un niveau bas d'anxiété et l'extraversion jouent un rôle important par rapport au filtre affectif. Un élève sûr de lui-même sera plus communicatif en classe de langue étrangère favorisant ainsi plus d'interactions et la production de davantage d'informations qu'il intègrera en tant que récepteur (Krashen, 1981). Toutefois, au sein de nos classes, il y a des personnalités distinctes, certains élèves ayant plus confiance en eux que d'autres. Ceux qui enseignent au niveau du collège et au-delà sont face à des élèves qui développent des « opérations formelles » d'après le psychologue Jean Piaget. Ce stade supérieur d'abstraction permet à un adolescent de conceptualiser les pensées d'autres personnes, mais souvent depuis une perspective égocentrique étant donné il pense que ses camarades de classe se focalisent sur lui et sur ses défauts. Ceci couplé avec une estime de soi fragile peut renforcer le filtre affectif et empêcher l'élève d'intégrer les données linguistiques qui lui sont transmises. Dans ce cas, l'enseignant(e) doit chercher à rendre les informations compréhensibles tout en réduisant au maximum l'anxiété de ses élèves (Krashen 1982).

Baisser le niveau d'anxiété des élèves est plus facile à dire qu'à faire, mais une meilleure compréhension des postulats de Krashen pourrait nous fournir certaines pistes. Pour lui, la distinction entre l'acquisition d'une langue (language acquisition) et l'apprentissage conscient d'une langue (conscious language learning) est primordiale. L'acquisition ressemble aux processus d'apprentissage de notre langue maternelle. Pour cela, des interactions significatives sont nécessaires dans la langue-cible, c'est-à-dire la communication naturelle. Dans ces situations, les locuteurs ne s'intéressent pas à la forme de ce qu'ils disent, mais aux messages qu'ils communiquent et reçoivent. Au contraire, l'apprentissage conscient se focalise sur la correction d'erreurs et la présentation de règles linguistiques. Pour ce qui est de l'anxiété, des cours plus concentrés sur l'acquisition et moins sur la grammaire pourraient rassurer les élèves plus angoissés, d'après le psychologue John B. Carroll. Pour ceux qui ont moins de sensibilité grammaticale, l'enseignant pourrait encourager simplement l'utilisation de la langue en attendant que l'élève apprenne à auto-corriger certaines de ses fautes, semblable à ce que font les enfants lors de l'apprentissage de leur langue maternelle (Krashen 1981). Quand il est nécessaire de se concentrer sur la grammaire, s'il est demandé d'aborder la grammaire sous forme inductive, nous pouvons ensuite proposer une activité de transfert déductive afin de mettre la règle en application, satisfaisant ainsi une plus grande variété de styles d'apprentissage (Krashen 1982).

Autres perspectives

D'autres chercheurs ont élargi et remis en question certains postulats de Krashen. Dans son article « Comment les facteurs affectifs influencent-ils l'apprentissage d'une langue étrangère ? », publié en 2006, Jane Arnold parle de l'affirmation dans les neurosciences que « le cognitif ne peut pas être séparé de l'affectif » et que les émotions jouent un rôle fondamental dans une vision holistique de l'enseignement. Aux facteurs présentés antérieurement, à savoir l'anxiété, l'estime de soi et l'attitude, elle rajoute les croyances qui déterminent notre structure affective d'après Secord et Backman. Les croyances de l'élève par rapport à la langue à apprendre sont variées et portent sur la langue elle-même, comment on doit l'apprendre, les caractéristiques des locuteurs natifs et notamment sur les propres capacités de l'élève de la maîtriser. Arnold cite Herbet Puchta, expert en programmation neurolinguistique (neurolinguistic programming) qui affirme l'importance des croyances négatives sur l'attentes des élèves. Les attentes modestes entraînent un niveau bas de motivation créant une situation où les échecs reflètent les croyances négatives initiales de l'apprenant. Pour remédier cette situation, plusieurs stratégies sont proposées : Brown recommande un jeu de visualisation dans lequel nous demandons aux élèves de s'imaginer en train de parler couramment la langue cible ; Markus et Ruvola suggèrent d'associer le « moi idéal » et la langue étrangère présentant la maîtrise de celle-ci comme bénéfique et atteignable. (Arnold 2006).

Dans l'article « Krashen Revisited : Case Study of the Role of Input, Motivation and Identity in Second Language Learning », publié en 2021, Francis Bailey et Ahmed Kadhum Fahad mettent l'accent sur les informations linguistiques comprises par l'apprenant, la motivation et l'identité. De leur avis, les hypothèses de Krashen devraient tenir davantage compte de l'identité et de la motivation de l'apprenant. Fahad, ayant grandi en Irak dans les années 1980 et 1990, n'avait pas d'accès à une bonne formation en anglais pendant son enfance et avait à peine réussi son concours pour entrer au collège et au lycée. Lors de sa formation pour devenir professeur des écoles, il devait opter pour une spécialisation. Le directeur du département d'anglais dans son école, réputé par sa bonne pédagogie, par son amabilité et par sa proximité auprès des élèves, racontait à Fahad et à ses camarades des anecdotes sur l'impact que l'anglais avait eu sur sa vie et comment cette langue pourraient élargir leurs horizons. Le professeur convainquit ainsi le jeune élève de se spécialiser en anglais. Inspiré, mais avec peu de connaissances de l'anglais, sans ordinateur ni Internet, et avec un accès très restreint à des livres, il se proposa d'améliorer son anglais à l'aide d'un manuel d'anglais de collège et d'un dictionnaire arabe-anglais. D'après lui, c'étaient son propre intérêt, le besoin d'apprendre et l'influence de son professeur qui lui donnèrent la motivation nécessaire pour lire ces livres, pour apprendre par cœur tout leur vocabulaire et pour analyser les exercices de langue et qui lui permirent ensuite d'aborder A Portrait of a Lady de l'écrivain Henry James (un roman assez difficile). Il progressa rapidement, mais au-delà de la motivation, c'était son « moi idéal » qui servait à l'encourager davantage. En effet, lorsque ses proches parlaient de lui en tant que « le professeur » ou « le traducteur », il se sentait mal à l'aise face au décalage entre ses connaissances et celles qui étaient nécessaires pour être un véritable professeur ou traducteur. Cela conduisit à une efficacité personnelle améliorée chez lui. Sur la base de cette histoire personnelle, les auteurs de l'article trouvent que la théorie du filtre affectif de Krashen a des limitations étant donné qu'elle manque d'expliquer les facteurs sociaux qui affectent la façon dont chaque apprenant réagit face au défi d'améliorer ses compétences (Bailey et Fahad, 2021). En tant que professeurs, il sera nécessaire de prendre en compte également les conditions matérielles et la démographie de nos élèves afin de stimuler leur intérêt pour la langue et d'enlever les entraves à l'apprentissage.

Conclusion

Nous devons également garder à l'esprit que Krashen et plusieurs chercheurs traités dans cette synthèse parlent surtout des apprenants adultes. Il semblerait que plus âgés sont nos élèves, plus leurs réactions affectives commencent à ressembler à celles décrites ci-dessus, mais certaines différences de maturité au niveau cognitif et émotionnel (notamment en termes de pression du groupe) doivent être considérées.

À la lecture de ces chercheurs, nous voyons bien dans quelle mesure les émotions, la personnalité et les conditions matérielles affectent nos élèves. Comme professeur d'anglais en BTS, presque tous mes élèves ont un long parcours d'apprentissage de l'anglais. Certains d'entre eux ont tendance à ne pas participer du fait d'un manque de connaissances, ce qui minore leur confiance en eux ; d'autres, même s'ils ont les bases, bloquent par perfectionnisme, par honte ou par insécurité. Enrichi et remis en question par d'autres chercheurs, le filtre affectif de Krashen verbalise ce que je ressens depuis des années face aux possibilités et limites de l'enseignement scolaire d'une langue étrangère. Selon Adrian Underhill, il existe trois types de professeurs : le « lecteur » qui connaît la langue qu'il enseigne ; le « professeur » qui connaît la langue, des techniques et des méthodes d'enseignement et le « facilitateur » qui sait, en plus, « créer un climat psychologique positif pour un enseignement de grande qualité » (Arnold 2006). Les publications des auteurs cités pourraient nous donner les outils de nous perfectionner en tant que « facilitateurs/trices ».
 

Références

Arnold, J. «Comment les facteurs affectifs influencent-ils l'apprentissage d'une langue étrangère ? » Éla. Études de linguistique appliquée. 2006/4 nº 144, pages 407 à 425. Cairn.Info : https://www.cairn.info/revue-ela-2006-4-page-407.htm

Bailey, F et Fahad, A.K. « Krashen Revisited: Case Study of the Role of Input, Motivation and Identity in Second Language Learning» Arab World English Journal, 12 (2) 540 -550. (année 2021) : https://dx.doi.org/10.24093/awej/vol12no2.36

Krashen, S. « Second Language Acquisition and Second Language Learning », 1981.

Krashen, S. « Principles and Practice in Second Language Acquisition», 1982 : http://www.sdkrashen.com/

Krashen, Stephen: Professor of Education : https://rossier.usc.edu/faculty-research/directory/stephen-krashen

Université McGill : https://lecerveau.mcgill.ca/