Un chercheur, un concept #4 - La théorie de la Zone Proximale de Développement de Vygotski

Par Christopher Rudis (Skhole d’Art (Toulouse) et ETPA (Auzeville-Tolosane), Haute-Garonne)

Zone proximale de développement : promouvoir le surpassement

Malgré la courte durée de sa vie (1896-1934), l’œuvre du psychologue Lev Vygotski a été une contribution majeure à la psychologie du XXe siècle. Ses théories furent l’objet de critiques au début des années 1930 avant d’être retirées de la circulation en 1936 dans l’Union Soviétique staliniste. Néanmoins, Pensée et langage, l’un de ses ouvrages les plus connus par le monde francophone, fut republié en 1956 avant d’être traduit en anglais six ans après. C’est dans cet ouvrage que le psychologue russe présente « la zone proximale de développement » (ZPD), concept basé sur la psychologie d’apprentissage.

À la suite de plusieurs publications sur le linguiste états-unien, Stephen Krashen, notamment celui sur la théorie de l’input, nous nous concentrerons sur la ZPD. Comment la définit Vygotski? Quelles sont certaines autres perspectives par rapport à l’apprentissage et quelles seraient les applications pratiques dans l’enseignement des langues étrangères ?

Introduction

Vygotski postule que pour avancer dans l’apprentissage, l’apprenant doit collaborer avec quelqu’un qui a un niveau intellectuel plus élevé que le sien. Par le biais de l’imitation, l’enfant pourra passer de son stade actuel (ce qu’il sait faire) à un stade supérieur (ce qu’il ne sait pas faire).

Pour le psychologue russe, le développement intellectuel humain est le fruit un processus social dans lequel les enfants adoptent des valeurs culturelles, des croyances et des stratégies de résolution de problèmes à travers des échanges avec des personnes qui savent plus qu’eux. Dans son œuvre, la zone proximale de développement est présentée avec d’autres concepts comme des outils adaptés à la culture de l’apprenant et au « discours intime » de celui-ci. Les interactions sociales jouent un rôle primordial dans la cognition puisque c’est la communauté qui « donne du sens » aux choses. (Saul Mcleod, dernière mise à jour : avril 2023)


Zone proximale de développement (ZPD)

La « zone proximale de développement » est un espace cognitif située entre deux autres zones appelées la « zone d’autonomie » (zone où l’élève est capable d’accomplir une tâche de façon autonome) et la « zone de rupture » (zone où même s’il reçoit de l’aide, l’élève aura des difficultés à accomplir la tâche). En tant qu’enseignant(e)s, notre travail d’amener les élèves dans leur ZPD implique plusieurs actions.

En premier lieu, nous devons chercher et créer des situations d’apprentissages dans lesquelles l’élève est mis en position d’inconfort intellectuel léger, face à un défi surmontable. Il est important de varier le type de tâches et les contenus afin de chercher la marge de progression raisonnable. Si la tâche est trop difficile, les élèves se retrouveront dans la zone de rupture, elle ne sera réalisable par eux et leur motivation sera (pratiquement) inexistante. En revanche, si la tâche est trop facile, ils se retrouveront dans la zone d’autonomie, les élèves seront capables de la faire sans aide, la motivation sera également basse et aussi bien les élèves que le/la professeur(e) auront le sentiment que rien n’a été appris.

Au contraire, si la tâche est raisonnablement difficile, nos élèves progresseront intellectuellement en construisant de nouvelles compétences et de nouvelles connaissances sur les bases de ses connaissances antérieures. (Comité sur la différenciation pédagogique [publié sur le site de l’Académie d’Amiens]) et (Rudis et White, 2014-2015)

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Source : https://r-libre.teluq.ca/1978/ (Vienneau, 2005 : 160)

Pour que les élèves affrontent la tâche « comme une énigme à résoudre », Guy Brousseau parle de « dévolution » qui consiste à ce que l’élève accepte la responsabilité de faire face à un défi d’apprentissage. Il n’est pas uniquement une question de faire travailler l’élève, mais qu’’il veuille vraiment résoudre le problème et avancer dans son apprentissage (Messager et Vergerau, 2018). Comme exemple, nous pouvons citer un jeu d’évasion (escape game) dans lequel la moitié d’une classe est amenée à résoudre une enquête de détective à partir des indices créés par l’autre moitié de la classe. Une activité de ce type pourrait amener l’élève à avoir une motivation intrinsèque pour résoudre l’énigme et découvrir qui est le coupable.

ZPD, étayage et différenciation pédagogique

La ZPD est différente pour chaque élève et nous devons œuvrer pour que certains ne se trouvent débordés (zone de rupture), pendant que d’autres élèves réalisent la tâche sans aucune difficulté (zone d’autonomie). Dans le cadre de la différentiation pédagogique, l’objectif de la tâche à réaliser est le même ; la distinction se situe dans le comment différents élèves vont arriver à réaliser cette même tâche.

Afin qu’une tâche soit réalisée par les élèves, la mobilisation de ressources par le professeur sera nécessaire. Jérôme Bruner parle de « l’étayage » qui comprend l’assistance de l’enseignant qui aide l’apprenant à avoir des modus operandi qui lui permettent de relever un défi alors qu’il en était incapable initialement. Par « étayage », nous comprenons une aide temporaire que l’enseignant adaptera en fonction des besoins de l’apprenant jusqu`à ce que celui-ci ait les compétences de résoudre le problème de façon autonome. Comme un tuteur, le professeur porte son aide sur les composantes de la tâche que l’élève ne peut pas réaliser indépendamment. (Messager et Vergerau, 2018)

D’après Burner, cité par Messager et Vergerau (2018), l’étayage sert à six fonctions :

-L’enrôlement pour susciter l’intérêt des élèves (similaire à la dévolution expliquée ci-dessus).

-La réduction des degrés de liberté pour laquelle la formulation correcte de consignes est indispensable pour une tâche réussie visant à s’inscrire dans la ZPD. Jean-Michel Zakhartchouk classifie les consignes en fonction du nombre d’actions nécessaires pour mener à bien la tâche (consigne simple : peu d’actions vs. consigne complexe : une série d’actions) et de l’intensité du guidage (consigne ouverte : faible guidage vs. consigne fermée : fort guidage). Pour les élèves en difficulté, ce sont les consignes simples fermées qui conviennent le plus, et scinder la difficulté que représente une consigne complexe ouverte est souhaitable. La simplicité des consignes simples fermées évitera de surcharger la mémoire de travail et le guidage serré rassurera l’élève. Ainsi, la difficulté représentée par la tâche correspondant à la ZPD d’un élève pourra résider dans la tâche elle-même et non plus la compréhension de la consigne afférente à celle-ci, ou la capacité de l’élève à concevoir un ordre pour un enchaînement de tâches consécutives.

Par exemple, si nous donnons pour simple consigne « Écris la parodie d’une légende arthurienne », les élèves seront face à une consigne ouverte complexe. En amont, il est donc pertinent, pour mettre la tâche à la portée de la ZPD de tous les élèves, de décomposer la complexité en plusieurs étapes :

  1. Complète un schéma actanciel et narratif des personnages dans les légendes arthuriennes.
  2. Rédige ton récit à partir des schémas de l’étape 1.
  3. Lis ton récit à un camarade avec des pauses pour voir si le / la camarade qui t’écoute est capable d’en devenir la suite. Si c’est le cas, tu tiens à ce moment-là un moment d’attendu fort. C’est ce(s) moment(s) qu’il faudra remplacer pour créer une parodie.
  4. À la lumière du / des moment(s) d’attendu fort que tu as déterminés, choisis le(s) type(s) de comique que tu vas incorporer (de mots ? de situation ? de répétition ?)
  5. Rédige les éléments parodiques et modifie ton récit !

Notre objectif c’est qu’à terme, avec de l’expérience, que tous les élèves arrivent à gérer des consignes de plus en plus ouvertes et complexes. (Zakhartchouk, 1999)

-Le maintien de l’orientation. Il s’agit de recentrer l’élève sur le sujet. L’enseignant peut se servir d’une aide verbale (rappeler à l’élève de ce qu’il doit faire par le biais d’une question). Si nous revenons à la légende arthurienne, nous rappelons à l’élève qui incorpore des éléments de parodie à l´étape 2 que cela devra être fait après la lecture à un élève auditeur, ou bien que les personnages traditionnels connus parce qu’étudiés en classe doivent figurer dans le récit rédigé.

-La signalisation des caractéristiques déterminantes. Les objectifs attendus devront s’expliciter dans une démarche de pédagogie explicite. Cette explicitation de l’enseignement est promue par les instructions officielles, et est la raison pour laquelle il convient d’annoncer aux élèves, dès le début de toute séquence, les objectifs visés, ainsi que la tâche finale et ses critères de réussite, critères qui seront ensuite évalués au profit d’une grille donnée elle aussi en amont.

-Le contrôle de la frustration. Éviter que l’élève ne s’inhibe à cause des difficultés. Ainsi, il est primordial que les élèves de niveau plus faible gagnent en confiance. Pour cela, lorsque nous abordons un exercice de compréhension, nous allons demander aux élèves les moins à l’aise de repérer des éléments saillants. Cet exercice de bas niveau cognitif va se situer dans la zone d’autonomie, ne rapprochant pas l’élève à sa ZPD. Néanmoins, le fait de participer en classe aisément leur donnera un surcroît de confiance et les encouragera à faire sens des éléments saillants et éventuellement à émettre une hypothèse, deux activités de niveau cognitif plus haut. De l’autre côté du spectre, les élèves les plus à l’aise, pour lesquels l’émission d’hypothèses reste dans leur zone d’autonomie, entreront probablement dans leur ZPD lors de la phase de récapitulation qui requiert un langage plus élaboré et de la créativité (le niveau cognitif le plus haut). (Bouaniche, https://pedagogie.ac-toulouse.fr/langues-vivantes/elaborer-la-trace-ecrite)

-La démonstration ou présentation de modèles. Donner un exemple ce qui est attendu pour que l’élève l’imite. Avant que les élèves de 3ème ne commencent à travailler sur un exposé sur leur stage découverte, leur montrer un exemple d’un bon diaporama de l’année précédente.

(Messager et Vergerau, 2018) et (Comité sur la différenciation pédagogique)


 

D’autres conceptualisations théoriques

Jean Piaget

Au contraire de Lev Vygotski, le psychologue suisse Jean Piaget, postulait que le développement était prééminant par rapport aux apprentissages. C’est-à-dire, les apprentissages dépendent du niveau de développement de l’élève. Piaget recommande donc aux enseignants s’interroger sur le stade de développement cognitif avant de proposer une nouvelle tâche. Il propose des stades de développement qui expliquent les tâches que les élèves sont capables de faire. Par exemple, au début du collège, la formulation des hypothèses sur la base de repérages dans un texte écrit pourrait être couteuse pour les élèves qui se trouvent encore dans le stade des opérations concrètes. (Université McGill) Pour Piaget, le rôle du contexte socio-culturel et du langage n’est pas d’une grande importance. Le bon enseignant doit encourager les élèves à découvrir de façon autonome le monde et les connaissances.

D’après Vygotski, Piaget « met les apprentissages à la remorque du développement » alors que, pour le psychologue russe, le meilleur apprentissage est celui qui dépasse le développement pour pousser légèrement l’élève en dehors de sa zone de confort. Les interactions sociales sont la base de l’apprentissage étant donné que celles-ci guident l’apprenant lorsqu’il réalise des activités se situant dans sa ZPD. (Brossard 2004) et (Saul Mcleod, dernière mise à jour : avril 2023)

Krashen et l’hypothèse de l’input

La zone proximale de développement et l’hypothèse de l’input du Stéphan Krashen partagent la similitude que l’apprentissage a lieu là où l’apprenant est poussé juste au-delà de ce qu’il sait faire aisément. Krashen se concentre sur la petite avancée de l’apprenant qui avance de l’étape i (qui représente sa compétence linguistique actuelle) à l’étape i + 1 (qui représente le niveau de compétence atteignable si l’élève est correctement stimulé). Pour cela, l’input reçu doit contenir des structures de langue qui sont un peu plus avancées que celles que l’apprenant connaît actuellement. Quant à une différence entre Krashen et Vygotski, l’hypothèse de l’input est axée sur l’apprentissage de langues alors que la ZPD est une théorie d’apprentissage plus générale. En outre, Krashen enlève partiellement de l’importance à la portée de l’enseignement. (Rudis, 2023)

Conclusion

La zone proximale de développement (ZPD) donne toute l’importance à notre rôle d’enseignant(e)s et à celui de l’école. Les programmes et nos progressions visent des tâches modérément difficiles faisant appel aux connaissances antérieures des élèves. Les théorisations pourraient nous aider à conceptualiser cette montée progressive en difficulté et aussi nous permettre de mieux accompagner les élèves pendant la réalisation des tâches par le biais de stratégies et d’outils dans le but que les élèves atteignent leur potentiel maximal.

Article écrit par Christopher Rudis (Skhole d’Art (Toulouse) et ETPA (Auzeville-Tolosane), Haute-Garonne)


 


 

Références

Bouaniche, A. Académie de Toulouse. « Élaborer la trace écrite» : https://pedagogie.ac-toulouse.fr/langues-vivantes/elaborer-la-trace-ecrite

Brossard, M. « Vygotski : Lectures et perspectives de recherches en éducation ». Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2004 : https://books.openedition.org/septentrion/14163

Casademont, A.J. et Pomerleau, M. « L’enseignement de la traduction catalan-français dans un programme universitaire de langue et culture catalanes : expérience de mise en œuvre ». Répertoire de publications de recherche en accès libre, 2020 : https://r-libre.teluq.ca/1978/

Mcleod, S. « Vygotsky’s Sociocultural Theory of Cognitive Development” Simply Psychology. (Article mis à jour le 3 avril 2023) : https://www.simplypsychology.org/vygotsky.html

Messager B. et Vergerau, J. "Quels effets de l’étayage de l’enseignant sur la dévolution du problème aux élèves?". DUMAS (Dépôt Universitaire de Mémoires Après Soutenance). 2018 : https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01823615

Comité sur la différenciation pédagogique, Service de ressources éducatives, Commission scolaire des Affluents. Schéma publié sur: http://ses.ac-amiens.fr/IMG/pdf/notion_zpd.pdf

Rudis, C. Académie de Toulouse. « La théorie de l’input : le rôle fondamental de la compréhension dans l’acquisition d’une langue étrangère » : https://pedagogie.ac-toulouse.fr/langues-vivantes/interlangues/la-theorie-de-linput-le-role-fondamental-de-la-comprehension-dans-lacquisition-dune-langue

Rudis, C. et White, D. Devoir fin du 2ème semestre du cours « Évaluation, différentiation pédagogique et ASH ». Institut Catholique de Toulouse (2014-2015).

Université McGill: https://lecerveau.mcgill.ca/

Zakhartchouk, J-M. Comprendre les énoncés et les consignes, Canopé-CRDPde l’Aisne, 1999. Trouvé dans cette ressource : https://eduscol.education.fr/document/16339/download