L'éloquence ou le bagou ?

Article d'Olivier Barbarant, IGEN de Lettres, paru dans Le monde diplomatique en novembre 2018

Bien s’exprimer est depuis longtemps un signe de distinction sociale et un outil de pouvoir. En vogue aujourd’hui, l’apprentissage de la parole en public affiche des objectifs divers, de la célébration du bagou à la recherche d’une expression libérée de ses empêchements, en passant par l’efficacité managériale.

 

 

La littérature est (relativement) jeune. Longtemps, la chose littéraire ne s’est conçue qu’en extension de la rhétorique, c’est-à-dire d’un ensemble de règles et de procédés constituant l’art de bien parler : l’éloquence. Il s’agissait d’en partager les visées (convaincre, plaire, émouvoir…) comme les catégories pour les penser : art de trouver les arguments (invention), de les distribuer (disposition), d’avoir les mots justes (élocution), de les prononcer et de les mettre en scène (action) et, pour ce faire, de les retenir (mémoire). C’était là un héritage des Romains (de Cicéron, en particulier), dont les plaidoiries et les discours furent durablement des modèles, enseignés par exemple dans les collèges de jésuites. Les œuvres du XVIIe siècle en portent fortement la trace.

La littérature s’affirmera en entrant en conflit avec ce modèle ancestral. Quand, en 1800, Germaine de Staël publie de façon retentissante son essai significativement intitulé De la littérature, c’est l’affirmation que le romantisme naissant prétend délivrer la création d’un modèle technique et s’émanciper des formes et des procédés élaborés par des siècles de réflexion sur la langue et ses pouvoirs. La classe de rhétorique (correspondant à la première), où l’on étudiait par exemple le recueil de discours Le « Conciones » français. L’éloquence française depuis la Révolution jusqu’à nos jours (1), ne fut contestée que par l’invention d’un enseignement secondaire moderne doublant l’enseignement classique, puis par la réforme de 1902, lorsqu’elle dut céder la place devant une augmentation des enseignements scientifiques et, en matière d’enseignement littéraire, une histoire de la littérature nationale ayant pris peu à peu la place des modèles antiques. L’âge de l’éloquence était révolu.

Pourtant, celle-ci revient aujourd’hui à la mode. Elle déborde de la formation des virtuoses du barreau pour se propager dans tous les niveaux de scolarité et concerner désormais l’ensemble du corps social. L’École des hautes études commerciales (HEC), Sciences Po Paris, le ministère des armées pour les étudiants de Saint-Cyr, Polytechnique, etc., ont tous leur concours. S’y ajoutent Fleurs d’éloquence (créé en 2012), du regroupement d’établissements Sorbonne Université, Eloquentia, implanté à l’université Paris-VIII, en Seine-Saint-Denis, par Stéphane de Freitas (première édition en 2013), le prix Gisèle Halimi de la Fondation des femmes (fondé en 2017), le concours de la Fondation Charles de Gaulle (thème de 2017 : « L’engagement »)…

Manuels, méthodes, tutoriels et écoles fleurissent. Ainsi, l’École de l’art oratoire (2), née en 2010 à Paris, propose conférences, entraînements, diagnostics et cours particuliers selon la méthode de son fondateur, M. Stéphane André, diplômé de l’École supérieure des sciences économiques et commerciales (Essec), et auteur notamment des ouvrages Le Secret des orateurs et L’Art du leadership — des titres éclairants (3). Enfin, il n’est presque plus de lycée ou d’université qui ne dispose de son concours, avec un nombre croissant d’orateurs et de spectateurs. Le film À voix haute (4), qui raconte la préparation des candidats à l’édition 2016 d’Eloquentia, a doté ces joutes de leur épopée. Et la captation vidéo des tournois permet de prendre la mesure du goût du public : en octobre 2018, la finale 2017 du concours HEC affichait plus de 440 000 vues sur YouTube.

Cette frénésie marque-t-elle un renouveau des humanités classiques, qui s’appuyaient traditionnellement sur le champ politique ou juridique ? À lire les déclarations de principe des divers concours, on peut en douter. Se distinguent deux courants. L’un insiste sur l’utilité sociale de la maîtrise discursive et vise la fabrication de leaders modernes, maîtres de la « ressource humaine » et de la parole devant des équipes à « manager ». L’autre dérive du militantisme et cherche à accompagner la démocratisation du discours, son appropriation par les voix « d’en bas » ou minoritaires. Ainsi, lors de la remise du prix Gisèle Halimi, le 10 juin 2018, l’ancienne ministre de la justice Christiane Taubira, présidente du jury, félicitait les candidates pour leur « courage », parce que « l’expression publique n’est pas si familière aux femmes ».

Avocat devenu la figure charismatique de l’éloquence, Bertrand Périer a eu le talent de combiner ces deux tendances. Enseignant à HEC, il joue aussi un rôle majeur dans Eloquentia, programme de formation et concours que Stéphane de Freitas, passé par la faculté de droit d’Assas et l’Essec, mais issu d’un quartier populaire, a pu développer avec le soutien de sa coopérative Indigo, qui cherche à « améliorer le vivre-ensemble ». À Jouy-en-Josas, où est installée HEC, domine la recherche de virtuosité des futurs patrons ; en Seine-Saint-Denis, il s’agit d’aller vers une parole libératrice — mais qui pourra aussi servir dans les entretiens d’embauche. Expression des sans-voix ou maîtrise du verbe dominant, les deux font la paire, avec pour argument-clé, de la part des organisateurs comme des candidats, les impératifs qu’impose une société de communication : y trouver un travail, et même sa place comme citoyen, passerait par la capacité à (se) dire.

Le lyrisme un peu tonitruant d’À voix haute tient tout entier dans cette ambiguïté, qui résume celle de l’ère libérale-libertaire : croire ou faire croire que se conjoignent épanouissement et aliénation, réalisation personnelle et conversion aux conduites sociales attendues. Au fil d’un entraînement qui tient aussi de la mythologie de l’équipe sportive (travail en groupe, émotions vécues en commun, dépassement de soi), on y voit des jeunes gens prendre confiance en eux-mêmes, poser leur voix et organiser leurs idées. Eux-mêmes plaident pour tous les indéniables bénéfices qu’ils ont retirés de la formation : restauration de l’image de soi et acquisition de compétences utiles.

Malgré la diversité des objectifs des concours, les caractéristiques de cette moderne éloquence sont constantes. Après l’écoute en continu des captations, on ne peut manquer d’être frappé par la domination de l’esthétique du stand-up. À mesure que croît la maîtrise du verbe et du contact avec le public, une ironie s’efforçant au grinçant, une gestuelle excessive, artificielle et artificieuse, rongent l’art rhétorique au sens antique pour s’inscrire dans la lignée des comiques américains et de leurs disciples français : humour de one-man-show, agressivité empruntée aux animateurs télévisuels, bons mots d’une démagogie adaptée à l’auditoire, appel à une connivence décontractée digne des dirigeants d’entreprises numériques. L’éloquence déployée est stylistiquement mondialisée ; croisant le rap, le slam et la punchline (« phrase-choc »), elle révèle combien le goût pour la parole dépend de nouveaux canons établis par la consommation médiatique.

Dans ces conditions, la démonstration de force de l’orateur vaut davantage que le contenu du propos. Le concours HEC, le plus en vogue comme le plus en vue, vise la virtuosité la plus vide. Le refus du sujet en est d’emblée le signe : si l’édition 2012 s’astreignait encore à proposer des libellés aux allures de colles de culture générale (« Les fugues sont-elles des préludes ? »), au fil du temps, le concours s’est réduit à une manifestation de « tchatche » gratuite, d’une habileté de classe et de caste, non dépourvue de vulgarité. En témoignent les prouesses des finalistes de 2016 : « Nabila, tu fus ma première érection et ma dernière réflexion », a lancé le récipiendaire du deuxième prix, recueillant une salve d’applaudissements. Des répliques telles que « Je suis plus Paul Ricœur que Paul Ricard, plus spirituel que spiritueux », ou « Il s’appelait l’hôtel des Belles Gencives, sans doute en l’honneur des pratiques de sa tenancière », ont notamment permis d’obtenir le premier prix. Le prototype de cette « éloquence » est bien rodé : pour toutes les prestations, 90 % du discours relève d’un comique de ce genre, les 10 % restants marquant un retour au sérieux, en espérant que le contraste produise un pathétique inattendu. Si, comme on peut le craindre, le concours le plus célèbre devient un modèle, l’apprentissage de l’éloquence sera l’école du bagou.

Il n’est sans doute pas surprenant qu’une génération soumise aux entretiens d’embauche, nourrie aux débats médiatiques et aux échanges sur les réseaux sociaux ait envie de conquérir l’instrument qui paraît décider de l’existence sociale et économique, instrument que l’école, en France, ne lui fournit pas. En dépit d’une prise de conscience, l’éloquence y est encore très loin d’être un objet d’enseignement. Inspiré du colloquio des lycéens italiens, le grand oral prévu par la réforme du baccalauréat en 2021, qui devrait continuer à porter sur les connaissances en croisant les disciplines, aura sans doute à mesurer le nombre des matières convoquées pour éviter que l’épreuve se disperse en un survol superficiel. Rappelons aux nostalgiques prompts à déplorer la fameuse « baisse des exigences » — exigences que seul garantirait l’écrit — que le baccalauréat ne comportait à son origine, en 1808, que des épreuves orales.

Partant d’un besoin et, pour une fois, d’un désir des élèves, rien n’interdirait, au lieu de développer des demi-habiletés d’histrions, de sculpter par l’oral un rapport personnel à la langue, en articulant évidemment l’éloquence à ce qui la fonde : la memoria, les contenus, l’expression d’une idée forte portée par des connaissances qui contribuent à la justifier. Si l’école se contente de rivaliser avec la nouvelle éloquence, elle ne pourra envisager que des formations techniques, proposant un rapport mécanique à la langue, une éloquence réduite à des « trucs » de tribune.

Il ne faut pas nier les ambitions narcissiques de l’envie de parler ; mais elle pourrait fournir l’un des leviers les plus efficaces pour conduire les élèves vers le souci de l’expression et le goût du travail linguistique. En partant de leur parole, et en premier lieu de ses carences, pour éprouver le débit, l’articulation, la sensibilité aux cadences et aux rythmes, les choix de registre, la langue, passant par le corps et la voix, pourrait redevenir un objet d’expériences et de préoccupations. L’étude du style des auteurs, souvent lettre morte, pourrait alors reprendre de la valeur et de l’intérêt : au lieu de présenter des dissections formalistes à partir de normes dont les élèves ne perçoivent guère le sens, elle pourrait être envisagée comme participant de la construction de leur propre parole, comme un enrichissement de leur expression, au long d’une dialectique critique de l’oral et de l’écrit.

L’apprentissage de la prise de parole en public ne serait ainsi pas dominé par le seul souci de l’efficacité sociale, et donc par le mime des formes dominantes du discours, mais aurait pour objectif de permettre à l’élève de connaître les codes, les écarts maîtrisés par rapport aux codes, et d’inventer sa voix. Faire en sorte que chacun habite sa parole singulière, en mobilisant l’amour de la langue qu’il s’approprie : n’est-ce pas l’idéal légitime de tout professeur de français ?

 
Olivier Barbarant
Écrivain, inspecteur général de l’éducation nationale.

 

(1) Joseph Reinach, Le « Conciones » français. L’éloquence française depuis la Révolution jusqu’à nos jours, Delagrave, Paris, 1894. Cf. Françoise Douay-Soublin, « Les recueils de discours français pour la classe de rhétorique », Histoire de l’éducation, no 74, Paris, mai 1997.

(2) www.ecoledelartoratoire.com. Le site est discret sur les tarifs.

(3) Stéphane André, Le Secret des orateurs. Politique, média et entreprise, Stratégies, Issy-les-Moulineaux, 2008 (1re éd. : 1992) ; L’Art du leadership, ESF éditeur, Montrouge, 2016.

(4) Stéphane de Freitas et Ladj Ly, À voix haute. La force de la parole, diffusé sur France 2 en 2016 et sorti au cinéma en 2017. Cf. aussi le film d’Yvan Attal Le Brio, 2017.