Le dialogue Philosophie / SES

 

Comment penser les rapports entre la philosophie et les SES ?   Vous pouvez lire et télécharger ici les travaux réalisés par Nicolas Laurens (philosophie) et Dominique Aznar (SES) à l'occasion d'un stage du PAF du 31 janvier 2019 au lycée Ozenne à Toulouse.

Compte rendu de la réflexion :

 

Comment penser les rapports entre la philosophie et les SES ?

 

On peut penser ces rapports selon trois modalités, dont les deux premières constituent les deux écueils entre lesquels nous cherchons à trouver un passage :

 

  1. La juxtaposition : un cloisonnement plus ou moins étanche qui fait que d’une discipline à l’autre nous méconnaissons grandement ce qui est fait avec les mêmes élèves qui nous sont confiés, cette ignorance mutuelle constituant encore l'essentiel des relations existantes entre ces deux disciplines au lycée.
  1. La (con)fusion : une approche intégrationniste qui vise à effacer la frontière entre les disciplines et prône l’indistinction. Cette démarche pose de nombreuses difficultés d’ordre épistémologique (nature de l’objet étudié, méthode d’investigation, terminologie etc).

Problème n°1 : Ici on risque de perdre ce qui fait la spécificité ou la richesse de chacun (démarches, objets et concepts), et donc de s'appauvrir mutuellement.

Problème n°2 : On risque aussi d’instrumentaliser l’autre discipline à nos fins propres en la niant. Par exemple on utilise les sciences économiques et sociales pour illustrer ce que l'on veut a priori démontrer : l’utilisation de C. Guilly par A. Finkelkrault ou la démarche de Foucault dans laquelle l'histoire se dissout comme démarche spécifique au profit d'un discours généalogique.

  1. Le dialogue : Il s’agit d’une modalité « conversioniste » ou « de traduction »  fondée sur un démarcationisme dans lequel chaque discipline trouve l’occasion de prendre davantage conscience d’elle-même au travers de la rencontre avec l’autre. Comme nous le verrons, cette conversation peut prendre des formes différentes, en fonction de son intensité.

 

Avant d’entreprendre ce dialogue il est nécessaire de se mettre d’accord sur un certain nombre d’éléments de langage, qui souvent sont l’objet de malentendus. Entre les champs disciplinaires on peut parler en effet de :

  • Co-disciplinarité : quand une proximité intrinsèque existe entre deux disciplines, chacune d’entre elles ne pouvant de développer sans rencontrer l’autre. Ici la relation est institutionnalisée (physique/chimie – histoire/géographie – biologie/géologie – économie/sociologie par exemple).
  • Pluri-disciplinarité : quand un même objet est abordé par des disciplines différentes, ce croisement des approches correspondant parfois à une simple juxtaposition et non à une réelle articulation, comme dans les cas des TPE défaillants.
  • Inter-disciplinarité : quand un ou plusieurs éléments d’une discipline A sont mobilisés dans une discipline B en vue d’un enrichissement.
  • Trans-disciplinarité : quand des éléments circulent d’une discipline à l’autre et traversent les frontières, à la fois en termes de contenus (la place du social chez l’individu, les probabilités, l’humanisme par exemple ) ou de démarches (argumenter, élaborer un questionnement, construire un plan, définir, extraire une information, réinvestir ses connaissances etc).
  • Transversalité : quand une compétence est travaillée hors d’un champ disciplinaire précis autrement dit quand elle est devenue a-disciplinaire, la question se posant de savoir si cette décorrélation de tout contenu ne constitue pas une fiction épistémologique et pédagogique, auquel cas il faudrait plutôt parler, d’une discipline à l’autre, de compétences « partagées et modalisées », le lien entre démarches et contenus étant indéfectibles dans l’ordre du savoir.

 

Remarque n°1 : Au travers de cette clarification on voit bien apparaître les deux risques de la juxtaposition et de l’intégration quand il s’agit de la relation entre disciplines, le dialogue portant en lui-même la tendance à ne pas se contenter des frontières. Comme nous le verrons, tout en acceptant une certaine porosité, il faudra sûrement poser aussi des garde-fous pour éviter la circulation des concepts nomades et conjurer la simple assimilation.

Remarque n°2 : Notre point de départ est qu’une division du travail existe dans le champ des savoirs et que l'on ne reviendra pas dessus ou en arrière, avant Durkheim notamment, même si les frontières ne sont pas complètement identiques d’un pays à un autre (cf l’Ecole de Francfort en Allemagne par exemple).

 

Cette conversation ou ce dialogue que l’on voudrait mener prend alors la forme de la double question suivante :

  • Du point de vue des SES : Qu’est-ce que la philosophie fait aux SES, non pas seulement en termes d’apports, mais en quoi les emmène-t-elle ailleurs ou les fait-elle bouger ?
  • Du point de vue de la philosophie : Qu’est-ce que les SES font à la philosophie, non pas seulement en termes d’apports, mais à quels déplacements elles l’obligent ?

 

Et nous vous proposons de le mener selon deux modalités différentes :

  • Une modalité « interdisciplinaire » : une approche croisée d’une même thématique, laquelle est commune aux deux disciplines et à leur programme.
  • Une modalité « transdisciplinaire » : une approche conjointe d’un même objet que le réel nous donne à voir.

 

La démarche « interdisciplinaire »

⬆️ remonter au début

            « C’est au niveau de l’interdisciplinarité que la méthode devient plus intéressante et fonctionnelle. Il s’agit, à partir d’une discipline considérée, de se demander et de voir ce que les disciplines connexes apportent de plus en termes de connaissance, de manière d’appréhender les choses. Il en résulte un croisement fertile à la fois des démarches abordées et des résultats observés en vue de l’enrichissement des informations collectées, et par conséquent une compréhension plus complète, voire systémique, de l’objet étudié. L’interdisciplinarité croise les démarches scientifiques de chaque discipline en vue d’étudier le même objet, mais dans une perspective plus globale. Certes, le chercheur demeure centré sur un objet d’étude en particulier et en partant d’une discipline bien précise, mais sa distance critique est bien plus pertinente, ayant intégré initialement les problématiques des autres disciplines mises à contribution. »

                                    Lionel Dupuy, « Co, multi, inter, ou trans-disciplinarité ? La confusion des genres … », work in progress / document de travail à destination des étudiants du CIEH (Certificat International d’Ecologie Humaine)

 

 

 

                    

 

LA THEMATIQUE DE LA SÉQUENCE

Thèmes, notions, questions ou objets d’étude communs des programmes ouvrant sur des thématiques possibles de séquences interdisciplinaires :

 

 

 

philosophie

 

 

Sciences économiques et sociales

Thématiques

interdisciplinaires

possibles

1

 

 

La culture  / 

Le travail

La religion

 

  • Quels liens sociaux dans une société où s’affirme le primat de l’individu ? (Tle)
  • Travail et intégration sociale. Evolution du rôle des instances d’intégration et des formes de solidarité chez Durkheim ; maintien de la solidarité mécanique dans les sociétés modernes (Tle)
  • Quelles politiques de l’emploi ? (Tle)

 

« Le travail en question »

 

« Individu et société »

 

« Religion et société »

 

 

 

 

2

 

 

La politique /

La société et

les échanges

 

 

 

  • Qu’est-ce qu’un marché ? (1ère)
  • A quoi sert la monnaie ? (1ère)
  • Quelles sont les défaillances du marché ? (1ère)
  • Quels sont les fondements du commerce international et de la mondialisation ? (Tle)

 

« Les échanges économiques et sociaux »

 

« La société marchande en question »

….

 

 

 

 

 

 

3

 

 

La culture /

Le langage

L’art

 

 

Le sujet /

La conscience

Le désir

 

 

  • Le processus de socialisation et la construction des identités sociales (1ère)
  • Comment la socialisation de l’enfant s’effectue-t-elle ? (1ère)
  • Comment les individus s’associent-ils pour former des groupes sociaux ? (1ère)
  • on introduira la notion de rareté et d’utilité marginale en insistant sur la subjectivité des goûts (1ère)
  • On mettra en évidence la multiplicité des critères de différenciation (Tle)
  • Comment analyser la structure sociale ? (Tle)
  • La conflictualité sociale : pathologie, facteur de cohésion ou moteur du changement social ? (Tle)
  • Comment le contrôle social s’exerce-t-il aujourd’hui ? (1ère)

 

« L’identité sociale »

 

« Le goût en art »

 

« L’insociable sociabilité »

 

« La question de la reconnaissance »

 

« Norme et déviance »

 

 

 

 

4

 

La politique /

La justice et le droit

 

  • Comment les pouvoirs publics peuvent-ils contribuer à la justice sociale ? (Tle)
  • Comment rendre compte de la mobilité sociale ? (Tle)

 

 

« La discrimination »

 

« Justice et égalité »

 

 

 

5

 

 

 

La politique /

L’Etat

 

 

  • Pourquoi un ordre politique ? (1ère)
  • Quelles sont les formes institutionnelles de l’ordre politique ? (1ère)
  • Comment l’Etat-Providence contribue-t-il à la cohésion sociale ? (1ère)
  • La question “Quelles sont les composantes institutionnelles de la démocratie?” (prg Tle SSP)

 

« La démocratie »

 

« L’Etat et la société »

 

« Le pouvoir »

 

 

 

6

 

La culture /

La technique

 

 

  • Quelles sont les sources de la croissance économique ? On mettra en évidence le rôle des institutions sur la croissance (Tle)
  • La croissance économique est-elle compatible avec la préservation de l’environnement ? (Tle)

 

 

« L’homme et la nature »

 

« Technique et progrès »

 

 

 

7

 

La raison et le réel /

La vérité, L’interprétation

 

 

  • La démarche de l’économiste, du sociologue et du politiste

 

« L’épistémologie des sciences humaines »

 

 

 

 

 

                                    Canevas pour élaborer une séquence interdisciplinaire philosophie / SES, une fois la thématique choisie.

 

 

:

                                    Un exemple de séquence interdisciplinaire : «Religion et societe» (fiche de séquence + séquence)

 

Le choix du thème de la religion et de Durkheim comme élément de rapprochement s'explique non seulement par le fait que Durkheim est un auteur commun aux deux disciplines, mais encore par le fait qu’il est celui dont l’œuvre oscille entre philosophie et sociologie et constitue l’origine de nos débats en France sur l’histoire croisée de nos disciplines (cf la naissance de la sociologie). Aussi il est à noter en ce sens que nous n'utilisons pas naturellement les mêmes textes de Durkheim d’une discipline à l’autre. Par exemple, dans la séquence « inter » SES, c’est le Durkheim philosophe qui est mobilisé au titre de la philosophie, alors que dans la séquence « trans », c’est un texte de Durkheim sociologue ou anthropologue des religions qui est mobilisé par les SES.

 

 

puis

                                    Un exemple de séquence interdisciplinaire : « Le goût en art » (fiche de séquence + séquence)

 

L’intérêt de la démarche « interdisciplinaire » :

Dans une perspective « inter » pour les SES, le texte de philosophie a cette fonction d'unifier certains aspects ou domaines qui se trouvent être éclatés dans le champ des sciences sociales, et de proposer de remonter vers une définition englobante ou une vision synthétique favorisant la réflexion sur les processus ou modalités de déploiement des phénomènes économiques, sociaux et politiques, par-delà leur diversité apparente.

Confirmation dans le supérieur : cette modalité de conversation/traduction/dialogue de la philosophie vers les SES se présente comme soutenant l’effort des SES pour produire une synthèse entre les savoirs qu’elle produit, comme dans le cas de l'esthétique sociale (Barbara Carnavelli) ou dans la théorie de Bruno Latour dans laquelle l'économie, le religieux, le juridique, le social, etc ne sont pas des domaines indépendants les uns des autres, mais au contraire en interactions mutuelles, désignant même des ontologies, c’est-à-dire des êtres de nature différente dont le déploiement suit des modalités ou des réseaux analogues ou parallèles.

Réciproquement, dans ce dialogue avec les SES la philosophie trouve la possibilité d’un ancrage de son questionnement dans un contexte contemporain, en prise avec la réalité économique et sociale, de sorte qu’interpelée par le réel, elle se voit contrainte de mettre en jeu l’opérativité des concepts qui sont les siens, ce risque ou cette mise à l’épreuve se présentant comme l’occasion d’une régénérescence de ses forces vives, d’un rajeunissement. (Cf Bruno Karsenti, D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des modernes, Paris, Gallimard (coll. NRF-Essais), 2013 : « La philosophie aujourd’hui ne doit plus se penser in abstracto mais en dialogue constant avec les sciences sociales et c’est à cette condition qu’elle peut retrouver un ancrage dans le « terreau » politique du présent. » ).

En outre, d’un point de vue mutuel, chaque discipline se pose pour l’autre comme un outil de réflexivité critique, comme dans le contre-point que Kant et Bourdieu constituent l’un pour l’autre, d’une discipline à l’autre, sur la question du jugement de goût. Cela fonctionne effectivement dans les deux sens même si historiquement ce sont les SES qui se sont posées les premières comme réflexion sur les impensés de la philosophie (cf la démarche de Pierre Bourdieu dans La distinction et la réponse que lui oppose Jacques Rancière dans Le philosophe et ses pauvres). Cette réflexivité critique est évidemment la modalité la plus courante dans le supérieur, laquelle s’accompagne parfois de conflits violents, souvent caricaturaux (cf les deux textes de Merleau-Ponty et Bourdieu ci-dessous), mais aussi d’une grande fécondité comme nous pouvons le voir puisqu’elle ouvre sur la possibilité d’une prise de conscience salutaire d’un point de vue disciplinaire.

En effet, à travers ce dialogue et le croisement des regards quand il est accompagné de cet effort de clarification de ce que nous apporte l’élément de l’autre discipline convoqué chez soi, nous trouvons l’occasion de mieux nous connaître nous-même, dans notre différence avec l’autre. La clé de ce dialogue c’est donc bien cet effort pour revenir à soi, à partir de ce détour par l’autre. Qu’est-ce que cela m’a fait ? Comment retomber sur mes pieds ? Où sont mes pieds d’ailleurs ? En ce sens on peut dire que l’interdisciplinarité, au lieu de la diluer, renforce la disciplinarité puisque, chacune étant mise en regard de l’autre, la philosophie ou les SES ne peuvent se reprendre elles-mêmes de manière innocente, comme si rien ne s’était passé. Un trouble, un déplacement, un vacillement, peut-être même une remise en question directe, que nous ne pouvons ignorer, que nous devons affronter même, voilà ce que nous avons gagné.

Concernant la philosophie dans la séquence « inter » sur la religion par exemple, après avoir commencé par pointer le paradoxe de la religion comme principe de cohésion sociale et d’éclatement, mais surtout après le détour par l’analyse sociologique de la radicalisation religieuse, on comprend qu’on ne peut sortir de l’embarras provoqué par l’autre discipline qu’en se posant la question « A quoi est-ce que je tiens vraiment ? ». C’est alors avec une réflexion sur la question philosophique des conditions de possibilité d’une religion socialement viable que la philosophie peut retrouver son centre de gravité.

Concernant la séquence sur l’art, le contrepoint sociologique à l’approche kantienne de l’expérience du beau, oblige à approfondir notre approche de l’essence de l’oeuvre d’art et de l’expérience esthétique en prenant en compte les nouvelles dimensions du lieu et du temps, autrement dit du “dispositif de l’art”. Aussi, alors que dans ce dialogue les SES se trouvent renforcées dans leur ambition de produire une connaissance toujours plus pertinente, objective et rigoureuse du monde social et économique en mettant l’accent sur les processus et les médiations à l’œuvre, deux traits majeurs de la philosophie semblent apparaître clairement dans cet effort de retourner chez soi après cette rencontre :

  1. la philosophie est un discours portant sur l’essence de la chose qui se veut normatif, en ce sens qu’elle se donne pour objet de dégager une règle ou des principes en vue d’orienter la pratique. Elle semble toujours en effet répondre à la question suivante : “sachant cela, que faudrait-il faire? Comment faudrait-il vivre ?”
  2. Se replaçant toujours dans le travail de construction du concept avec en vue l’essence de la chose, construction toujours recommencée, elle apparaît comme ce savoir singulier qui paradoxalement se creuse en se constituant ; ou qui se constitue de se creuser, comme on voudra, autrement dit qui se vide à mesure qu’il se développe, le problème s’approfondissant toujours, bien loin de tout savoir positif, et apparaissant de ce fait comme l’alpha et l’oméga de la philosophie elle-même.

 

BOURDIEU, Questions de sociologie, Ed. de Minuit, 1980, pp. 49-50

« Je pense aussi que certaines questions traditionnelles de la philosophie peuvent être reposées en termes scientifiques (c'est ce que j'ai essayé de faire dans La distinction). La sociologie telle que je la conçois consiste à transformer des problèmes métaphysiques en problèmes susceptibles d'être traités scientifiquement, donc politiquement. Cela dit, la sociologie, comme toutes les sciences, se construit contre l'ambition totale qui est celle de la philosophie, ou, mieux, des prophéties, discours qui, comme l'indique Weber, prétendent offrir des réponses totales à des questions totales, et en particulier sur «les questions de vie ou de mort». Autrement dit, la sociologie s'est constituée avec l'ambition de voler à la philosophie certains de ses problèmes, mais en abandonnant le projet prophétique qui était souvent le sien. Elle a rompu avec la philosophie sociale, et toutes les questions ultimes dans lesquelles celle-ci se complaisait, comme les questions du sens de l'histoire, du progrès et de la décadence, du rôle des grands hommes dans l'histoire, etc. Il reste que ces problèmes-là, les sociologues les rencontrent dans les opérations les plus élémentaires de la pratique, à travers la façon de poser une question, en supposant, dans la forme et le contenu même de leur interrogation, que les pratiques sont déterminées par les conditions d'existence immédiates ou par toute l'histoire antérieure, etc. C'est à condition d'en avoir conscience, et d'orienter leur pratique en conséquence, qu'ils peuvent éviter d'entrer dans la philosophie de l'histoire à leur insu. »

versus

MERLEAU PONTY, Signes, III, “Le philosophe et la sociologie”

« La philosophie ne se définit donc pas par un certain domaine qui lui soit propre : elle ne parle, comme la sociologie, que du monde, des hommes et de l'esprit. Elle se distingue par un certain mode de la conscience que nous avons des autres, de la nature ou de nous-mêmes : c'est la nature et l'homme au présent, non pas « aplatis » (Hegel) dans une objectivité qui est seconde, mais tels qu'ils s'offrent dans notre commerce actuel de connaissance et d'action avec eux, c'est la nature en nous, les autres en nous, et nous en eux. À ce titre, il ne faut pas dire seulement que la philosophie est compatible avec la sociologie, il faut dire qu'elle lui est nécessaire comme un constant rappel à ses tâches, et que chaque fois que le sociologue revient aux sources vives de son savoir, à ce qui, en lui, opère comme moyen de comprendre les formations culturelles les plus éloignées de lui, il fait spontanément de la philosophie... La philosophie n'est pas un certain savoir, elle est la vigilance qui ne nous laisse pas oublier la source de tout savoir. »

La démarche « transdisciplinaire »

⬆️ remonter au début

« Quant à la transdisciplinarité, elle se nourrit énormément d’interdisciplinarité. L’apport principal consiste en la volonté de traverser toutes ces approches, ces résultats, ces points de vue, etc..., dans la perspective de dégager des éléments transversaux à toutes les disciplines. Il s’agit évidemment d’une utopie, mais le principe même d’essayer permet de trouver des résultats très intéressants. La transdisciplinarité veut déborder les champs disciplinaires afin d’envisager l’objet d’étude dans sa complexité et surtout dans son caractère absolu (tel un système). (...). Comme l’indique son préfixe « trans », la transdisciplinarité est cette posture scientifique, épistémologique et intellectuelle qui se situe à la fois entre, à travers et au-delà des disciplines, des approches compartimentées. »

                                               Lionel Dupuy, « Co, multi, inter, ou trans-disciplinarité ? La confusion des genres … », work in progress / document de travail à destination des étudiants du CIEH (Certificat Internationald’Ecologie Humaine)

 

Il s’agit d’une autre forme de conversation entre les disciplines, laquelle permet probablement d’aller aussi loin que possible dans ce dialogue avec l’autre discipline, du moins dans son principe. Contrairement à ce que le mot « trans » semble indiquer peut-être, il ne s'agit pas d'«intégrationnisme», mais d’approfondir le dialogue d'une autre façon, à travers l’examen conjoint d’un même objet. En effet, ce qui va compter au premier plan de la démarche « trans », c'est l'objet étudié, défini en commun, qui doit être réel et singulier (et non plus théorisé comme une thématique), et dont les disciplines essaient dans un effort commun de démêler les différents aspects.

Aussi la méthode change : les disciplines ne sont plus face à face, avec au centre un objet d’étude ou une thématique issue des programmes sur laquelle ils vont croiser leur approche, mais elles tournent leur regard dans la même direction, chacune en gardant ses méthodes, ses démarches, vers le monde réel concret et les phénomènes que l’on peut y trouver. Evidemment, dans ce travail conjoint sur l'objet, les disciplines, en creux, continuent à s'interroger l'une l'autre et à s’interroger elles-mêmes.

Remarque : Partir d'un objet et de ses différents aspects est une démarche qui apparaîtra peut-être plus habituelle ou standard aux professeurs de SES car leurs programmes et pratiques ont longtemps abordé les questions de cette façon, à travers des objets ou l'économie, la science politique, la sociologie et l'anthropologie apportaient chacun des éléments essentiels (par exemple, monnaie et question de l'origine de la monnaie. Ici on considérait  que les faits économiques étaient englobés d'une certaine façon dans les faits sociaux et qu’ils en étaient une dimension).

 

Extraits du programme de SES :

Les disciplines et leur croisement :

Si les sciences sociales ont en commun une ambition de connaissance scientifique du social et, dans une certaine mesure, une histoire commune, elles se caractérisent aussi par une spécialisation disciplinaire. La science économique, la sociologie et la science politique ont des modes d'approche distincts du monde social : elles construisent leurs objets d'étude à partir de points de vue différents, elles privilégient des méthodologies distinctes, des concepts et des modes de raisonnement qui leur sont propres. Même si les découpages disciplinaires sont susceptibles d'évolution, même si, au plan de la recherche, les travaux interdisciplinaires se multiplient et se révèlent féconds, il n'en demeure pas moins que les savoirs sont organisés en champs disciplinaires. Il importe donc de permettre aux élèves de prendre connaissance de cette réalité et de ce cadre épistémologique. L'approche disciplinaire a aussi le mérite de former les élèves à une posture parcimonieuse : il n'est pas possible d'embrasser d'emblée la réalité sociale dans sa totalité. On ne peut conduire des investigations scientifiques qu'en se limitant à un certain point de vue, en privilégiant une certaine méthodologie, en centrant son attention sur un objet circonscrit. Toute composante du monde social est susceptible d'être étudiée par diverses disciplines et, par exemple, l'entreprise étudiée par l'économiste n'est pas le même « objet » que l'entreprise du sociologue, du politiste, du psychologue social, etc. Les disciplines sont caractérisées par le point de vue qu'elles adoptent sur le monde, par les problématiques spécifiques qu'elles mobilisent, par les concepts et les méthodologies qu'elles mettent en œuvre, par les connaissances cumulatives qu'elles développent. Il convient donc de permettre aux élèves de bien comprendre et de maîtriser « les outils conceptuels et analytiques propres à chaque discipline » avant de pouvoir croiser les regards sur un certain nombre d'objets d'étude communs et sans pour autant s'interdire de faire parfois référence à d'autres disciplines.

Indications complémentaires

En se limitant à une présentation graphique simple et en insistant sur les déterminants de l'offre et de la demande, on expliquera l'analyse néo-classique du fonctionnement du marché du travail. Pour rendre compte de la spécificité de la relation salariale, on montrera l'intérêt de relâcher les hypothèses du modèle de base en introduisant principalement les hypothèses d'hétérogénéité du facteur travail et d'asymétrie d'information. À partir de quelques exemples, on montrera que le taux de salaire dépend également du résultat de négociations salariales et de l'intervention de l'État.

 

Acquis de première : salaire, marché, productivité, offre et demande, prix et quantité d'équilibre, asymétries d'information.

Afin de montrer que la diversité des formes et des analyses du chômage explique la pluralité des politiques, on analysera les politiques macroéconomiques de soutien de la demande globale pour lutter contre le chômage keynésien, les politiques d'allégement du coût du travail pour lutter contre le chômage classique, les politiques de formation et de flexibilisation pour réduire la composante structurelle du chômage. On soulignera que les politiques de l'emploi sont aussi fondées sur la prise en compte du rôle du travail et de l'emploi dans l'intégration sociale. On se demandera en quoi ce lien entre travail et intégration sociale est fragilisé par certaines évolutions de l'emploi.

 

Acquis de première : chômage, productivité, demande globale, politique monétaire, politique budgétaire, rationnement.

 

Ainsi les SES et la philo se donnent pour tâche de démêler ensemble les différents aspects d’un observable, comme une pelote.

Exemple 1 : Donna Haraway pour laquelle les objets sont formés par l'entrelacement de logiques différentes articulées entre elles, à l’image du musée d'histoire naturelle de Madison square à New York comme le résultat croisés des logiques  kitsch, machiste, colonialiste, raciste etc.

Exemple 2 : Svetlana Alpers dans son livre L’atelier de Rembrandt qui montre qu’il n'y pas une dimension technique d'un coté, séparée des autres dimensions esthétique et commerciale mais que le génie, la touche de Rembrandt est d’entremêler tous ces aspects.

 

L’enjeu est donc bien d’aller aussi loin que possible dans le dialogue avec l’autre discipline et l’exercice est périlleux puisqu’il implique d’avancer à la fois :

  1. En prenant réellement le risque d’être bousculé, autrement dit de ne pas se contenter de la juxtaposition disciplinaire.
  2. En essayant pour autant de ne pas se perdre en route, c’est-à-dire d’éviter les risques de dilution des identités disciplinaires.

 

Pour éviter ces deux écueils voici donc les principes sur lesquels nous vous proposons de fonder cette démarche :

  • Ne plus croiser les regards mais les coordonner en « se tournant ensemble vers »
  • Partir du réel, de l’objet et de son unité, et notamment du vécu ou de l’expérience
  • Ne rien ajouter mais enlever
  • Pratiquer un retour systématique à l’objet
  • Expliciter comment on passe d’un fil à un autre
  • Prendre le risque des résonnances, des transpositions, de la circulation, des correspondances

 

 

:

            Canevas pour élaborer une séquence transdisciplinaire Philosophie / SES en co-animation

 

 

            Un exemple de séquence transdisciplinaire :  «L’expérience de Dieu : une cérémonie évangélique »  (fiche de séquence + séquence)

Remarque : il nous est apparu que ce que l’on cherche à démêler doit nécessairement se situer sur le plan de la réalité humaine et du vécu, condition - discutable probablement - pour pouvoir être en prise avec le philosophique, à travers notamment la question du sujet. Aussi il sera davantage question d’une sociologie de l'acteur, compréhensive, proche de la tradition de Weber, selon laquelle les actes ou les actions sont sociales dans la mesure où elles sont porteuses d'un sens qui ne se situe ni exclusivement dans le sujet, ni dans l'objet pris isolément, mais le contexte social et l’articulation de ses médiations.

 

 

           Un exemple de séquence transdisciplinaire : « L’exposition Jeff Koons Versailles » (fiche de séquence + séquence)

 

L’objectif est bien de confronter nos concepts respectifs avec le réel et d’éprouver successivement leur opérativité. En quoi sont-ils un gain d’intelligibilité, sachant probablement qu’aucun d’entre eux n’épuise ce réel.

Avec la mise en place de ce jeu de résonnances nous avons aussi voulu faire apparaître l’intérêt de la traduction ou de la transposition - toujours périlleuse pour les raisons que nous avons évoquées plus haut - des concepts d'un domaine à l’autre, avec par exemple le doublet symbole/réseau.  Ceci permet de montrer aux élèves que le même concept ou des concepts proches, quand ils passent d'une discipline à l'autre ne sont pas les mêmes, se trouvent transformés et doivent être traduits ou adaptés.

Tout se passe comme si pour les séquences « trans », au travers de l’effort conjointement mené par les deux disciplines pour éclairer l’objet, la question n’était plus de savoir prioritairement “qui-suis je ?”, comme pour la démarche interdisciplinaire, mais « qu’est-ce que je peux apporter à la réflexion sur l’objet ? », les propositions de l’autre discipline rentrant en résonnance avec les nôtres, sous des modalités diverses (prolongements, ouvertures, tensions …). Le problème devient alors commun et prend dans les séquences que nous proposons la forme suivante :

 

  • pour la séquence « trans » sur la religion : Comment la présence de Dieu se constitue-elle ? Par où passe la constitution de la présence de Dieu ?
  • pour la séquence « trans » sur l’oeuvre d’art : Comment une oeuvre d’art fonctionne-t-elle comme oeuvre d’art, prise entre l’artiste et le public, la société et l’expérience intime, l’histoire culturelle et le présent, dans ce que l’on pourrait appeler le dispositif de l’art ?

 

Aussi la frontière entre les deux disciplines devient de plus en plus poreuse, et plutôt que de voir dans cette porosité le risque d’une perte et d’une dilution, nous faisons le pari, à condition de ne jamais déroger aux principes évoqués plus haut, d’un gain de sens et d’une intelligibilité plus complète de la réalité.

Notons que la fécondité de cette hypothèse se confirme sur le plan universitaire puisque cette modalité de dialogue y est très représentée et constitue un champ de recherche particulièrement dynamique :

« Si la différence épistémologique est d’abord une différence linguistique – à l’image des sciences de la nature qui parlent la langue mathématique – alors les sciences sociales, qui s’établissent nécessairement dans la langue naturelle, doivent s’appuyer sur la différence d’une langue de concepts. Et, partant, se tourner à nouveau vers la philosophie qui en est la première pourvoyeuse. Comme, de son côté, la philosophie, sollicitée par une crise historique du capitalisme, tend de plus en plus à faire travailler ses concepts sur les objets du monde social-historique, il se pourrait que la longue histoire des rapports houleux de la philosophie et des sciences sociales, jusqu’ici faite de séparation fracassante et d’exaspérations mutuelles, connaisse un changement d’époque, pour expérimenter une nouvelle alliance. »

            F. LORDON, « Philosophie et sciences sociales: vers une nouvelle alliance ? »,   Cahiers philosophiques n°132, 1er trimestre 2013, p.110-126

 

« L’idée d’une incommensurabilité fondamentale entre la philosophie et les sciences sociales est donc contestée, ou tout du moins suffisamment remise en cause pour permettre des coopérations autour de thèmes communs (l’action sociale, l’identité, la vulnérabilité, le travail, le capitalisme, etc.) et certaines formes d’emprunt conceptuel, dont il s’agit d’interroger les effets sur chaque discipline et sur la production des concepts elle-même.

 

Par ailleurs, on peut faire l’hypothèse que les sciences humaines semblent sorties quasi renforcées par l’épisode critique des années 1970-1980 : en permettant de définir avec plus de rigueur la méthodologie et l’épistémologie de chaque discipline, ce moment antagonique a d’une certaine manière ouvert la voie à une interdisciplinarité réussie, c’est-à-dire à une interdisciplinarité réflexive qui interroge l’identité même de chaque discipline.

 

On peut expliquer sans doute la possibilité d’un dialogue renouvelé entre philosophie et sciences sociales par cet important travail théorique engagé par les sciences sociales, parfois collectivement, parfois de manière concurrente, pour mieux justifier de leurs procédures d’interprétation, d’argumentation et de généralisation. »

            G. CALAFAT, C. LAVERGNE, E.MONNET, “Philosophie et sciences sociales,            Tracés, Hors-série 2013

 

 

  • Dominique Aznar,
  • enseignant de SES au lycée Victor Hugo de Colomiers

et

  • Nicolas Laurens,
  • enseignant de philosophie au lycée de Mirepoix

Toulouse, janvier 2019

 

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