Le cercle des petits philosophes ou l'illusion philosophique

 
Anne Lalanne est IEN du 1er degré dans l'Aveyron. Elle travaille depuis de nombreuses années sur la question de la philosophie à l'école primaire et a publié des contributions remarquées sur ce sujet. Dans l'article qui suit, elle répond à l'article "Dessine-moi la philosophie !" de Cédric Enjalbert, paru dans Philosophie Magazine de mai 2019.

 

"Fleurissent depuis quelques décennies, et par vague médiatique, des expériences de philosophie avec les enfants. Ce qui ne manque pas de m’étonner, au-delà d’un intérêt réel que je partage, est la capacité de les présenter, à chaque fois, comme totalement innovantes. Nous avons eu en 2010 le film « Ce n’est qu’un Début », nous avons aujourd’hui « Le cercle des petits philosophes ». Vague médiatique qui capte l’attention du grand public. C’est heureux.

Toutefois, au fil de l’article, apparait l’idée de généraliser ces expériences dans le cadre scolaire. Et l’association SEVE, qui se présente en garante des initiatives menées dans les pays francophones, se propose aussi, grâce à la caution d’un partenariat avec la chaire Unesco « Pratiques de la philosophie avec les enfants », d’assurer la formation des intervenants y compris celle des enseignants.

Ahhh, l’école ! Un problème de société, mais que fait-elle ? Une innovation, mais pourquoi est-elle si frileuse ? Bref, autant décriée que convoitée ou décriée à la hauteur de la convoitise qu’elle génère, elle a toujours tort !!!

L’enjeu, ici, si j’ai compris l’article, est que l’institution scolaire témoignerait de réticences injustifiées face à cette charitable volonté de généraliser cette innovation qui, au demeurant, n’en est pas vraiment une.

Avant de montrer en quoi l’école aurait peut-être quelques raisons de se montrer prudente, je tiens à clarifier d’où je m’exprime. Dès les années 95, et bien avant le pionnier officiel, alors enseignante à Montpellier, j’ai pour ma part mis en place des ateliers de philosophie à l’école, et suivi une cohorte d’élève du CP au CM2 (de 1995 à 2002), soit sur l’ensemble de leur cursus élémentaire. Expérience inédite à l’époque, unique en France encore à ce jour et soutenue par l’institution dont le portrait « d’hostilité et de préjugés » apparait un peu vite dressé. Cette innovation, dans le cadre scolaire, a fait l’objet de plusieurs publications. Autant dire que la philosophie avec les enfants, je connais et j’en partage l’intérêt.

 

C’est pourquoi, je voudrais revenir sur deux points qui me semblent important à clarifier.

En premier lieu, pourquoi le corps enseignant serait-il rétif à cet objectif d’éveil à la réflexion critique ? Si réticence des enseignants il y a, c’est moins pour les raisons développées dans l’article, que pour des questions de fond.

Ce qu’ignore le grand public, c’est que mener des ateliers dans le cadre d’activités associatives et/ou municipales, qui touchent certains enfants, volontaires, ne relève pas des mêmes objectifs que dans le cadre scolaire qui s’adresse à tous les enfants-élèves et vise des compétences spécifiques.

Ce qu’il ignore encore, c’est comment l’institution, lors de la loi de refondation de l’école en 2013 et loin de l’hostilité supposée, a compris l’enjeu de la réflexion au travers des programmes d’enseignement moral et civique, totalement novateurs dans l’esprit et la forme. Cependant, les enseignants, après examen des divers protocoles proposés, ont fait part de quelques doutes. En effet, qu’il s’agisse de Lipman, Tozzi, Lévine et aujourd’hui Lenoir, tous ont pour point commun, d’une part le fait de les transformer en animateur, comme si leur statut était néfaste à leurs élèves et les empêchait de penser ; et d’autre part sont portés chacun, par des partis pris idéologiques plus ou moins implicites.

C’est sans doute pour cette raison que le conseil supérieur des programmes a retiré, en 2018, « la discussion à visée philosophique », afin d’éviter, par une reconnaissance officielle, d’imposer une pratique de référence, connotée à un dispositif particulier (Tozzi en l’occurrence). Toutefois, si cette dénomination n’est plus, l’enjeu de la réflexion critique demeure, tout en laissant aux enseignants la liberté pédagogique qui doit être préservée, au regard du principe de laïcité de l’école républicaine : « La culture du jugement est une culture du discernement. Sur le plan éthique, le jugement s’exerce à partir d’une compréhension des enjeux et des éventuels conflits de valeurs ; sur le plan intellectuel, il s’agit de développer l’esprit critique des élèves (…) Confronter ses jugements à ceux d’autrui dans une discussion ou un débat argumenté et réglé. » (Ajustement des programmes d’enseignement moral et civique,2018).

Dans ce cadre, que les enseignants (au passage, depuis 1991, professeurs des écoles) s’approprient progressivement, leur prudence peut se comprendre au regard du flou de ces engouements médiatiques. Alors que l’article fait état de pratique philosophique, il termine sur l’idée d’une discipline qui induit un contenu : « la philosophie pourrait être une discipline à l’école primaire ». Alors, de quoi s’agit-il réellement ?... car l’objectif est pourtant bien différent.

Par ailleurs, ils sont en droit de se poser la question de la légitimité des associations, qui peuvent être mues par des intérêts privés (les formations SEVE sont payantes) et/ou idéologiques, pour les former, eux qui sont, je le rappelle, fonctionnaires d’Etat. Le statut laïque de l’école, est une garantie pour les familles de la neutralité d‘un enseignement rationnel. Certes, on peut en regretter les limites mais ce sont celles du système scolaire : l’école est d’abord et principalement un lieu d’enseignement et d’éducation à l’espace commun (formation du citoyen). On ne peut lui demander d’être ce qu’il est et vouloir, dans le même temps, qu’il devienne le terrain d’expérimentation d’associations issues de la sphère privée, avec des intérêts particuliers, si bienveillants soient-ils… car où positionner le curseur ? Il y a fort à parier que le plébiscite des familles, pour des pratiques hors de l’école, devienne moins évident dans le cadre scolaire.

 

En second lieu, le principe du maître se posant dans la posture de l’ignorance, est problématique dans le cadre de l’école républicaine et somme toute, quelque peu démagogique.

En effet, cette fausse posture, ce faux jeu du maître, ne trompe au demeurant absolument pas les enfants-élèves, pour qui un adulte, même animateur, garde son statut d’adulte. Il n’y a que les adultes pour croire à ce subterfuge. Cette notion de maître ignorant, intellectuellement séduisante, relève d’une confusion entre égalité de dignité et égalité de statut : s’il y a une égalité de dignité entre chaque personne (enfant comme adulte) ; à l’école, il y a une inégalité de statut, condition nécessaire à tout acte éducatif. Et cela n’empêche en rien le fait de considérer les enfants-élèves comme « des interlocuteurs valables ». D’ailleurs, comment prétendre les considérer comme tels, si l’on commence par les leurrer ? Ne leur devons-nous pas un minimum d’honnêteté intellectuelle, gage de respect dans leur capacité à désirer savoir ? A l’école, le leurre n’est pas de mise. Si l’enseignant est « dépositaire du savoir » dans certains domaines disciplinaires, il existe des espaces comme par exemple l’axe du jugement des programmes d’enseignement moral et civique, qui favorisent un autre rapport au savoir. L’intérêt de la pratique d’ateliers de philosophie avec des enfants est moins « d’abandonner la relation maître-élève » que de leur donner les conditions nécessaires et suffisantes pour les aider à penser librement, au sens philosophique du terme.

On voit d’ailleurs combien cette idée du maître ignorant est difficile à tenir. En atteste la contradiction même de certains protagonistes de l’article qui, tout en revendiquant comme postulat ce subterfuge, présentent dans le même temps, un ouvrage à destination des praticiens avec des fiches pédagogiques, expliquant même que « petit à petit on peut introduire des notions, des concepts… en s’appuyant sur les remarques des enfants ». Alors, l’animateur, il sait ou il est ignorant ? Car s’il est ignorant, comment est-il en mesure de proposer ces apports ? A un moment donné, il faut assumer ! C’est pourquoi le maître n’est ni ignorant ni totalement savant, mais simplement plus avancé sur le chemin du savoir et de la réflexion. Et face à une interrogation philosophique, bien qu’il ne connaisse pas plus la réponse que les élèves, il n’en est pas pour autant leur pair. Il s’agit moins d’une égale ignorance, au nom de scrupules déontologiques mal placés, que d’un devoir de réserve quant à ses propres convictions, pour laisser les élèves construire librement les leurs.

Maître il est, maître il doit rester car c’est à lui qu’incombe la cohérence de la réflexion, c’est lui qui en est, non pas le détenteur mais le garant et le facilitateur. Parce qu’il assume pleinement son rôle de médiateur, il sera le moyen, par lequel les enfants-élèves construiront leur pensée, de façon personnelle et avec les autres.

Durant l’atelier de philosophie, enseignant et élèves ne sont plus en face d’un savoir établi mais d’un savoir qui s’élabore. A la notion de « communauté de recherche », chère à Lipman et qui induit un consensus, une majorité sur la base des communautés de recherche scientifique ; je préfère celle de « recherche commune », d’une vérité à élaborer ensemble. Car, en philosophie, il s’agit plutôt, à partir d’un travail sur la langue, d’une mise en liens des idées, de distinctions conceptuelles à faire émerger…, de comprendre en quoi les propos tenus sont acceptables tant au niveau rationnel (argumentation cohérente) que raisonnable (quelles valeurs fondent les idées exprimées ? En quoi valent-elles pour tous et peuvent-elles être partagées afin de permettent de vivre ensemble ?).

Cette différence n’est pas anodine et évite de penser qu’une idée majoritairement partagée, est valide par le nombre. En philosophie, une idée peut être valide et valable, même portée par un seul. Il s’agit là de distinguer l’acte de penser, des modalités de fonctionnement de la démocratie.

Et si j’adhère aux propos de M. Lenoir quant au fait de « tabler sur l’intelligence collective », il me semble capital de l’accompagner afin d’éviter la dictature de la majorité, ou une bonne capacité à « convaincre », bien aux antipodes d’une réflexion partagée. En effet, ce qui est qualifié de « limite de la pratique », dans l’article, ne sont que deux écueils qui guettent tout atelier de philosophie avec des enfants, comme avec des adultes d’ailleurs : le relativisme des idées (chacun a le droit de penser ce qu’il veut) mais alors, quel intérêt d’en débattre ; le dogmatisme des idées majoritaires et là encore, à quoi bon en discuter ? Seule la démarche philosophique garantit contre ce type de limite et protège des tentations idéologiques que l’on pourrait craindre. Il n’y a rien à imposer ni rien à censurer. En philosophie tout peut être pensé à condition que cela puisse l’être sur un plan universel. Ce n’est qu’ainsi que les élèves pourront découvrir que certaines idées apparemment anodines sont au fond inacceptables, non pas parce qu’il ne serait pas bien de les penser (cela n’a rien à voir avec une quelconque morale qui pourrait varier selon l’espace et le temps) mais parce que ne pouvant valoir pour tous, elles ne peuvent valoir pour personne. Si toutes les idées peuvent être envisagées, toutes n’ont pas la même valeur et le seul critère adéquat que nous ayons à notre portée ne réside-t-il pas dans cet effort pour tendre vers leur universalité ? Face aux relativismes de toute sorte, face aux préjugés du plus grand nombre, possédons-nous d’autres remparts que cette recherche d’universalité qui fait que chacun de nous, au-delà des différences culturelles, religieuses ou autres, peut revendiquer son appartenance à l’humanité, c’est à dire sa dignité d’être humain ?

 

Pour conclure, la société a, pour le meilleur comme pour le pire, l’école qu’elle mérite. Et si celle-ci a le devoir de toujours s’améliorer pour préparer le monde de demain, le premier modèle des enfants et le plus prégnant sur le long terme, demeure moins celui des enseignants que celui des adultes qui les entourent. Les objectifs des familles, des associations et de l’école, bien que différents, peuvent être complémentaires, à la condition que chacune en assume la responsabilité en tenant pleinement son rôle. Ce qui implique de renoncer à la facilité de se défausser de ses propres manques sur les autres. Les associations ont sûrement un rôle important à jouer, pour d’abord travailler le corps social sur le chemin d’une réflexion philosophique partagée. De son côté, l’école interprète à son niveau sa partition. Les enfants et les élèves d’aujourd’hui, adultes de demain, bénéficieront alors de cette cohérence d’objectifs, enrichis de la spécificité des approches. Oserions-nous, de nos places respectives, l’aventure de Gandhi : « Commencez par changer en vous, ce que vous voulez changer autour de vous »."

 

 

Anne LALANNE, auteure de :

  • ESF 2002, « Faire de la philosophie à l’école élémentaire », ouvrage préfacé par M. François Dagognet, professeur de philosophie, honoraire, à l’université de Paris I (Sorbonne) ;
  • L’Harmattan 2009, « La philosophie à l’école : une philosophie de l’école » ;
  • L’Harmattan 2017, « L’enseignement moral et civique, le défi toujours renouvelé de l’école ».